Le rouge
et le noir.
Pulsion de vie,
pulsion de mort.
Et là le blanc !
Il y a quelque chose de la fausse binarité dans l’œuvre de Camille Sauer. Le rouge et le noir. La vie et la mort. Le rond et le carré. La folie et le formalisme. Cluster et Cloister[1]. Le moi et son double. L’artiste et son public. Mais illusoire. Toujours rompue par une tension vibratoire. Entre ces états l’interférence, d’où naît l’acte créateur, et puis l’œuvre.
Pour entrer dans le travail de Camille Sauer, dans sa complexité tentaculaire, il faut partir de ses croquis, de ses recherches. Tout est déjà là, parfaitement schématisé, et pourtant indéchiffrable, ou presque – on est loin d’une esthétique de l’aperçu. On s’y penche, on les découvre sans tout de suite les comprendre, et puis ici – là – une étincelle et la fascination opère, devant ces formes géométriques qui se lient, s’entremêlent, interagissent et semblent donner forme aux structures de notre monde. Celles qui nous entourent, dans lesquelles nous vivons sans trop bien les saisir. Mais nous les sentons. Et les subissons.
Ce sont ces structures qui l’intéressent. Toutes. Quelles qu’elles soient. Structures politiques, culturelles et sociales. Structures musicales. Structures formelles et poétiques. Elle les observe, les décortique, les dissèque même, pour mieux les déconstruire et puis les donner à voir à son public, les donner à ressentir, et à reconstruire. Peut-être différemment. De ses recherches émergent des propositions, plastiques ou performatives, littéraires, vidéos ou musicales, qui toutes demandent du visiteur une implication, un engagement.
Ce pas en avant, Camille Sauer se l’impose d’abord à elle-même. Dans I like society and society likes me (2019) elle interroge sa condition d’artiste, les conditions de sa propre existence. L’introspection comme premier pas vers l’engagement, mais encore faut-il pouvoir se projeter. Intervient alors l’Amplificateur d’existence (2019) qui permet une extériorisation des mouvements internes de l’organisme. Le corps se projette, l’artiste s’engage et revêt alors son Costume de société (2019), s’expose et se met au travail, à la vue de tous, car à la suite de Joseph Beuys, Camille Sauer est convaincue que l’art est action politique, que l’œuvre est engagement avant d’être forme dans l’espace, que l’artiste – enfin – doit reprendre sa place dans la cité. Alors elle s’entoure, fonde et co-fonde associations et collectifs, pour proposer des alternatives. Pariétisme, RPZ, Quelque Chose de Neuf, Le Barreau des Arts ou encore Art Prise, deux années et des dizaines de collaborateurs, pour remettre l’artiste au cœur de la culture. Cette occupation de l’espace public, elle l’avait initiée en 2017 déjà, avec la performance C’est parti de deux mots : Taki 183. À l’occasion de la nuit des musées, elle sillonnait les rues de Paris en tirant derrière elle une plateforme à roulette, un mètre carré d’expression sur lequel se relayaient des artistes en tous genres pour un public de circonstance, une manifestation culturelle.
Dans son travail, Camille Sauer s’attaque aux structures environnantes, aux systèmes oppressifs consciemment partagés ou inconsciemment perpétués, aux lois qui régissent leur organisation et conditionnent leur viabilité, et bien sûr aux conditionnements communément admis qui garantissent leur pérennité. Face à ces systèmes, elle résiste et propose, combat les « imageries » du monde (Bildnerei, battre l’imagerie, 2019). De la géopolitique globale (Vous vaincrez sans convaincre, 2018) aux tiraillements les plus intimes (Les représentations pénibles, 2020) en passant par les constructions sociales les plus communes (Plan de table, 2019), elle combat toute forme de formalisme. Par la performance, l’expérimentation, le jeu et l’interférence (Cadences combinées, 2019), elle place ce grain de sable qui viendra perturber les rouages de nos sociétés normatives, de l’intérieur.
« La raison de ma douleur c’est simplement qu’un jour on réalise qu’on a passé sa vie à faire des carrés alors même que ce qui nous constitue est un ensemble de ronds. »[2]
Grégoire Prangé
Jeunes critiques d'art.org
Au milieu de tous les carrés qui nous entourent, Camille Sauer cherche à faire ressortir les ronds, à les mettre en avant, eux qui bien souvent se trouvent marginalisés, et parfois même éradiqués. Le rond c’est le rouge, la passion, la vie – et la folie – quand le carré représente le noir, le formalisme, la structure et la mort. Mais dans nos sociétés qui, dès le plus jeune âge, écrasent les ronds pour les faire entrer dans des carrés, rallient les consciences individuelles aux systèmes collectifs, quelle place reste-t-il pour la courbe de la différence ? Aucune, si ce n’est dans la marginalité. Le travail de Camille Sauer est alors un plaidoyer pour l’altérité, une ode à la différence. Elle la rend présente – poignante – au public (Hand in cap, 2019) et en fait l’unique échappatoire à un monde aux règles bien trop structurées : le fou, le marginal, l’artiste et tous les carrés aux angles recourbés deviennent les détracteurs d’un système bien trop formalisé. L’homme sans aveu (2018), par ses mouvements imprévisibles, perturbe la partie d’échecs dont nul sinon ne s’extrait.
Alors, derrière ce combat contre structures et formalismes, au cœur de cette lutte pour l’altérité et la différence, se trouve une notion essentielle et primordiale : ma relation à l’autre. Cette interférence, cette tension qui doit mêler accueil et engagement, parfois dans l’œuvre de Camille Sauer prend tout à fait corps, comme dans Guerre chaude (2019) : installation qui rend mécanique l’interaction entre ses deux utilisateurs.
Ce travail sur l’altérité, Camille Sauer est sur le point de le conduire sur un tout nouveau terrain grâce à ses recherches sur l’intelligence artificielle. Depuis peu elle s’est en effet lancée dans la création d’un autre gémellaire, un avatar qu’elle appelle son « être réciproque », un double indépendant par lequel elle compte ouvrir des portes sur le supranaturel, et sur une toute autre confrontation.
Grégoire Prangé
Lille, décembre 2020
[1] Termes issus d’un œuvre vidéo de l’artiste. Cloister représente l’accord classique, cluster la fulgurance musicale issue du jazz.
[2] Camille Sauer, I like society and society likes me (extrait), 2019